Alan Marshall, Bernadette Moglia, Alice Savoie
Article paru pour la première fois dans La lettre en Europe, publié à l’occasion du colloque AEPM 2012 par EMCC, Lyon.
La typo, du berceau au tombeau
Typographie : voilà bien un mot à double sens derrière son apparente simplicité technique. Si l’on s’en réfère au dictionnaire, il s’agit du procédé de composition et d’impression d’un texte au moyen de caractères mobiles en plomb. Mais la typographie, libérée par l’électronique et l’informatique du poids des caractères de plomb d’antan, a pris un sens beaucoup plus immatériel. Aujourd’hui le vocable « typographie » renvoie à la présentation graphique d’un texte imprimé, voire d’un document numérique. Pour le graphiste c’est la manière d’ordonnancer la pensée et les idées sur toute sorte de support : le papier, mais aussi sur les panneaux de signalétique, les emballages, les enseignes et, bien sûr, les écrans d’ordinateurs, téléphones portables, liseuses et autres tablettes. Pour le lecteur ordinaire c’est le ressenti esthétique, la lisibilité et le confort de lecture (ou de leur absence) que provoque une page ou un document quelconque. Ainsi le mot « typographie » qui aurait pu tomber en désuétude, laissé sur le bord de la route des industries graphiques par l’avènement de l’informatique, a pris une signification moins technique, plus courante ; un sens plus personnel, voire intimiste pour quiconque a jamais tapé sur un clavier d’ordinateur. Le mot désigne désormais un univers graphique immédiat, sensoriel, quotidien, que tout un chacun ressent à travers le flot d’imprimés dans lequel nous baignons du berceau au tombeau : du faire-part de naissance à l’avis de décès, du ticket de cinéma au menu de restaurant, de la facture d’électricité à la fiche d’horaires du train de banlieue, de l’affiche au magazine et au livre… La typographie, c’est l’un de composants clé de la communication visuelle qui utilise depuis des siècles la même vieille et bonne recette : textes et images bien sûr, mais aussi le blanc nécessaire pour les combiner et les agencer afin de former des messages, des pages ou des écrans porteurs de sens, prêts à être saisis par notre cerveau, pour que nos yeux en éprouvent un certain plaisir.
Les trois piliers de la typographie
L’histoire de la typographie repose essentiellement sur trois fondements : l’un technologique, le deuxième esthétique et le troisième cognitif.
Née au milieu du XVe siècle, la typographie est intimement liée à l’invention de Gutenberg et n’a cessé de suivre l’évolution des techniques d’impression jusqu’à l’avènement de l’ère numérique. Rappelons que Gutenberg n’a pas inventé l’imprimerie, employée plus d’un demi millénaire auparavant en Orient où l’on imprimait textes et images gravés dans le bois. Le procédé typographique inventé par Gutenberg, est bel et bien une technique révolutionnaire de reproduction des livres, qui a profondément transformé l’accès au savoir et bouleversé la pensée occidentale. Pour diffuser un texte à plusieurs exemplaires avant Gutenberg il fallait les copier manuellement – comme le faisaient les moines en leurs scriptoria. Pour reproduire une image, on avait recours à l’impression au moyen de la gravure sur bois. La révolution qu’apporte Gutenberg, c’est la fabrication en série des caractères en plomb qui peuvent être combinés (les imprimeurs disent composés) à volonté pour réaliser un texte en relief qui, une fois couvert d’une encre grasse peuvent transférer le texte sur une feuille de papier autant de fois que l’on souhaite au moyen de la presse à imprimer. À partir de 1470, l’imprimerie typographique va se répandre comme une traînée de poudre de Mayence à Strasbourg, Venise, Paris, Lyon, Genève, Bruges, Barcelone, Londres… La puissance intellectuelle, politique, économique de l’imprimerie n’aura plus de frontières et plus de limites, hormis celles que tentent d’imposer les pouvoirs religieux ou séculaires inquiétés par les effets d’une telle diffusion des idées.
L’imprimerie typographique a eu non seulement un grand succès, mais aussi une grande pérennité et l’on dit souvent que Gutenberg n’aurait pas été dépaysé en entrant dans un atelier d’imprimerie du XIXe, où il aurait trouvé des ouvriers employant des techniques sensiblement identiques à celles qu’il avait mises au point quatre siècles auparavant. En effet, pendant plus de quatre cents ans, caractères en plomb, composteurs et casses typographiques ont fait partie du quotidien de l’imprimeur. Mais depuis la fin du XIXe siècle, une série d’innovations technologiques – la composition mécanique, la machine à écrire, les lettres-transfert, la photocomposition, l’électronique, puis le numérique – ont provoqué une formidable accélération dans l’évolution des techniques de composition typographique. Successivement, ces technologies ont sonné l’avènement d’une société de l’information qui continue d’évoluer chaque jour. Aujourd’hui, entre un père et un fils tous deux professionnels de la chaîne graphique, tout un monde d’innovations s’est écoulé, au point que le dialogue entre générations est parfois malaisé, comme le fut le cas, il n’y a pas si longtemps, des imprimeurs et des nouveaux-venus, propulsés dans le métier par le biais du graphisme ou de l’informatique. Ces bouleversements successifs ont amené la typographie à muter, à se redéfinir encore et toujours, afin de s’imposer et de perpétuer son rôle de messagère et témoin de son époque.
Quant aux changements esthétiques accompagnant ces grands chambardements, ils sont souvent aussi rapides, aussi déroutants que les évolutions technologiques. Entre une affiche du XIXe siècle, sans image, toute raide avec ses capitales grasses, et une affiche lithographique de la Belle Époque, entre une page de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et un manuel technique du XXe siècle, il y a déjà un monde. Mais entre la mise en page de France Soir version papier et le design graphique de France Soir sur internet, qu’y a-t-il de commun ? Comment, alors, avoir des repères dans un univers graphique mouvant, d’autant plus que, apprentis sorciers ou Monsieur Jourdain, nous fabriquons puis utilisons nous-mêmes, aujourd’hui, cet univers graphique, avec notre ordinateur et les centaines de polices de caractères qu’il contient, et avec notre peu (ou prou) de connaissances de la mise en page ?
Pourtant, depuis des millénaires, notre façon de recevoir un message graphique est restée la même. De la tablette cunéiforme jusqu’au fanzine et à l’écran d’ordinateur, nous décryptons chaque page ou document avec le même appareil cognitif : nos yeux, notre cerveau. Cet appareil n’a cessé de conditionner nos habitudes de lecture autant que la diffusion de l’écrit dans les sociétés. Mais alors, si nos yeux et nos cerveau sont restés les mêmes, qu’y a-t-il donc de changé ? Le texte bien sûr, car la lettre, d’abord écrite, puis typographiée, n’a eu cesse de se transformer, d’évoluer, de nous surprendre, sur le plan esthétique, sensoriel, intellectuel ! Prenons l’exemple de la page numérique. Contrairement à la page traditionnelle, qui se dévoile plus ou moins immédiatement au lecteur, le texte numérique appelle à une lecture discontinue, de relais en relais, de liens en liens, vers un voyage tout en profondeur et en méandres au sein d’une somme considérable d’informations. Notre cerveau s’en accommode très bien et notre regard n’est ni dérouté, ni surpris. Mais si nos yeux se promènent sur une revue au graphisme complètement déstructuré, au dessin de lettres inédit, s’ouvrent sur une mise en page inattendue, quel choc ! Oui, dans un monde où les outils et les supports de communication sont en évolution perpétuelle, la typographie, au sens d’ordonnancement typo/graphique, demeure la base fondamentale de la création et du design graphique, celle qui crée l’invention qui nous touche et nous émeut, au-delà de tous les prodiges technologiques que nous finissons par oublier.
Pendant très longtemps, la typographie fut le domaine exclusif des typographes et des imprimeurs, fruit à la fois d’un savoir-faire transmis de génération en génération et d’un investissement matériel souvent onéreux. L’arrivée sur le marché, dès le milieu du XXe, de matériel de composition simple d’utilisation et bon marché, a ouvert une nouvelle sphère de production typographique, essentiellement administrative et commerciale, en marge des imprimeurs professionnels. Puis l’entrée en scène de l’ordinateur personnel et de la PAO dans les années 1980 a fini de rapprocher le grand public et le monde originellement hermétique de la typographie, créant ainsi une troisième sphère d’utilisateurs à la production graphique et typographique, qui a pu désormais s’exercer à l’échelle individuelle. Chacun d’entre nous, face à son ordinateur, est ainsi amené au quotidien à choisir des caractères, à les mettre en page, à les imprimer et à les diffuser. Amateurs ou connaisseurs, la typographie est parvenue à attirer le plus grand nombre dans ses filets et nous sommes désormais tous amenés, à une échelle plus ou moins confidentielle, et avec plus ou moins d’intensité, à nous engager dans une réflexion typographique.
Pourquoi le patrimoine typographique ?
La notion de patrimoine typographique commence, par définition, avec Gutenberg et l’invention de l’imprimerie typographique (on parlera avant cette période surtout d’un patrimoine de l’écriture plutôt que de la typographie). Alors que les premiers caractères sont gravés directement sur métal, le Romain du Roi (dessiné par Philippe Grandjean en 1702 pour Louis XIV) marque le début de la conception sur papier d’un caractère, avant sa gravure. À partir du XIXe siècle, la mécanisation galopante voit entrer dans les ateliers la gravure mécanique et le pantographe, puis les machines à composer de type Linotype et Monotype. Mais c’est vraiment au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec l’arrivée de la photographie et de l’électronique dans les ateliers, que se joue le premier grand bouleversement typographique : le plomb est peu à peu remplacé par les photo-matrices, puis par les systèmes de codage informatiques et algorythmes. À l’ère de la typographie numérique, le caractère poursuit encore sa dématérialisation et l’on ne produit aujourd’hui plus de poinçon ni même de film, mais simplement un impalpable fichier numérique. Cependant même à l’heure de l’immatériel, il est essentiel que la conservation du patrimoine typographique contemporain se poursuive : sans poinçons ou photo-matrices, il devient d’autant plus primordial de conserver les dessins, les épreuves, les spécimens de caractères, afin de documenter encore et toujours l’ensemble du processus de création et de distribution.
Le patrimoine typographique, outre qu’il préserve les outils, les savoir-faire et les usages de l’imprimerie, a aussi pour objectif de nous faire prendre conscience qu’il existe. Mais en pointillé. Car en réalité, la typographie, dans sa deuxième acception, c’est-à-dire la présentation graphique d’un texte imprimé, doit faire parler d’elle mais rarement se montrer. Tout ce que la typographie met en œuvre dans la page ou le livre doit rester efficace et invisible, comme la main du cuisinier dans un repas de fête. Quand elle désigne l’arrangement esthétique d’un texte, la bonne typographie doit caresser l’œil du lecteur sans se faire voir. En effet, que se passe-t-il lorsque le metteur en page a eu la main trop lourde avec le blanc ou avec le texte, un peu comme le cuisinier qui aurait trop salé un plat ? La composition va s’avérer maladroite, mal équilibrée, l’appétit de lire est coupé, un indicible malaise s’installe, on pose le livre. Un bon imprimeur, un graphiste expérimenté, sont ceux qui nous font ignorer qu’il peut y avoir des échecs graphiques. Un mauvais imprimeur, un mauvais graphiste, nous font ressentir de façon presque physique, à quel point une bonne communication graphique est un confort essentiel.
Un vaste inventaire matériel et immatériel
Savez-vous ce qui relie une page d’incunable, la linotype (composeuse fondeuse du début du XIXe siècle) pesant plusieurs centaines de kilos, un dessin de lettre sur calque, un film pour l’impression, un caractère de plomb, un bois gravé, une pierre litho, un massicot, des poinçons, des composteurs, des logiciels, des fichiers numériques…? Minuscules ou imposants, élégants ou utilitaires, tous ces objets font partie du patrimoine typographique, à la fois matériel et immatériel, invisible ou pesant des tonnes, reflet des pratiques et des savoir-faire de tous ceux qui se sont succédé au cours des siècles.
Un feuillet de la Bible à 42 lignes est très proche de l’écriture gothique dont les « types » de Gutenberg se sont inspirés. Là commence la notion de caractère typographique, nourri en permanence de l’écriture manuscrite. Plus proche de nous on trouve l’exemple de la police Mistral, créée en 1953 par le Français Roger Excoffon. Pour donner au caractère de plomb la dynamique de l’écriture manuelle, Excoffon s’est inspiré de sa propre graphie et l’a littéralement sculptée dans le métal.
Dessins de lettre, photos, programmes informatiques et bien sûr plombs, matrices, poinçons, se rangent donc tous et avec la même légitimité dans l’armoire « caractère typographique ». On y trouve aussi les ornements. Bandeau, cul-de-lampe, filet, fleuron, lettrine, vignette ont eu des fortunes variées en fonction des modes. Ils marquent leur époque et la datent. Les ornements sublimes d’un de Tournes (XVIe siècle) n’ont pas résisté aux excès du baroque ou au dépouillement de la typographie néoclassique d’un Didot ou d’un Bodoni (XVIIIe et XIXe siècle). L’Art nouveau ou l’Art déco ont influencé le dessin de lettre de leur époque et redonné une vie aux ornements qui les accompagnent, tout en arabesques et en ondulations. Aujourd’hui, certains éditeurs de caractères numériques remettent les vignettes au goût du design graphique contemporain tandis que la banalisation des outils informatiques a rendu la création de caractères typographique accessible à tous ou presque.
L’atelier de l’imprimeur comporte un grand nombre d’équipements, beaucoup ont bien sûr disparu des entreprises graphiques d’aujourd’hui. On connaît la célèbre casse, avec ses petits carrés (cassetins) recevant les lettres, et le composteur où l’on aligne les caractères qui vont former le mot. Mais il existe aussi une foule de matériel graphique, au nom évocateur, que le commun des mortels ne soupçonne même pas : rangs, espaces, formes, lingots, galées, saumons, frisquette, marbres, flans, coupoirs-biseautiers, blanchets, clichés, coins…sans oublier les machines à fondre, à composer, à imprimer, les ordinateurs, gros ou petits selon les époques. Dès que le progrès technique passe la porte d’un atelier, l’imprimeur est souvent tenté de mettre au rebut son vieux matériel, généralement plus encombrant.
Au temps du caractère de plomb, chaque imprimerie recevait du fondeur le catalogue de ses caractères. Il était alors plus facile de proposer au client telle police, tel ornement typographique, telle vignette. Les spécimens de caractère constituent aujourd’hui de magnifiques albums de lettres à feuilleter mais surtout une source documentaire d’une grande richesse pour les historiens de la lettre, de l’imprimerie. Un regard croisé de ces spécimens et de leur utilisation éditoriale permet de comprendre leurs usages dans les livres, journaux, magazines et revues, affiches, travaux de ville. Sous le caractère typographique apparaît le substrat d’une époque et d’une société, son art de vivre, son humeur du moment, ses préoccupations. Un patrimoine riche et vivant à l’heure du numérique, puisqu’il est aujourd’hui exploité par de nouvelles générations de créateurs, tandis qu’apparaissent des outils numériques d’identification des caractères historiques, véritable aubaine pour les chercheurs. L’exploitation des corpus de spécimens numérisés nécessite une très bonne connaissance de l’histoire de la lettre de la part de ceux qui sont chargés d’élaborer et mettre en œuvre des programmes de numérisation.
Depuis la fin du XVIIe siècle, le savoir-faire typographique est en grande partie consigné dans les manuels. Celui de l’anglais Joseph Moxon, The Mechanick Exercises in the whole art of printing (1683), ouvre le bal. Au XVIIIe siècle en France paraissent les manuels de Matin-Dominique Fertel (La science pratique de l’imprimerie, 1723) et de Pierre-Simon Fournier (Manuel typographique utile aux gens de lettres et à ceux qui exercent les différentes parties de l’art de l’imprimerie, 1764-66). Le XIXe et le XXe siècle verront la publication de nombreux ouvrages expliquant aux futurs imprimeurs les techniques, les gestes, le vocabulaire, les coutumes de leur métier. Nombreux sont encore les professionnels d’un certain âge qui gardent précieusement ces documents du temps de leur apprentissage et les ont utilisés durant toute leur carrière. Force est de constater que la fin du XXe siècle n’a pas toujours, comme les époques précédents, systématisé les savoir-faire au cœur de manuels ou d’ouvrages documentaires.
Le patrimoine typographique : son utilité, son utilisation
Il n’est pas aisé de décrypter les modes de production et de fonctionnement d’un métier pluriséculaire, à la croisée du manuel et de l’intellectuel. La production des premiers siècles de l’imprimerie était le fait d’hommes qui étaient bien souvent à la fois des artisans et de grands lettrés, qui cumulaient fréquemment les fonctions d’auteurs, d‘imprimeurs, d’éditeurs, de libraires. Au fur et à mesure de l’évolution de l’imprimerie vers l’ère industrielle, les métiers de l’imprimerie se transforment et se spécialisent, quelques-uns disparaissent, beaucoup d’autres naissent. Au XIXe siècle, la mécanisation de l’impression, puis de la composition ont renouvelé les savoir-faire typographiques et bouleversé l’organisation de la profession. Plus récemment, l’avènement de la photocomposition a provoqué la disparition des compositeurs au plomb. Puis, la dématérialisation des techniques graphiques initiée avec la photogravure électronique, la PAO (publication assisté par ordinateur) et le prépresse numérique ont profondément modifié à la fois les techniques, l’organisation de la production, voire la définition même des industries graphiques. Il est donc très difficile, faute de documents qui ont gardé la mémoire de ces bouleversements incessants et successifs, de reconstituer l’histoire des pratiques et des savoir-faire à l’heure de la dématérialisation et de l’irruption des médias numériques. Autre pierre d’achoppement, certains aspects du métier – telle la mise en page – laissent finalement peu de traces dans les archives ou, plus précisément, font partie des archives les moins considérées par les entreprises graphiques, celles qui sont plus ou moins systématiquement sacrifiées dès que l’espace manque dans les bureaux ou lors d’un déménagement. De même pour les archives concernant les relations quotidiennes entre commanditaires, éditeurs et graphistes qui conditionnent la manière dont tel ou tel produit imprimé est conçu en fonction des attentes du marché, les usages de l’imprimé, les évolutions de la société et ses influences sur l’évolution même de la chose imprimée.
L’imprimerie a beaucoup perdu de ses témoins au cours de ses transformations successives. Les presses à imprimer parmi les plus anciennes se trouvent au Musée Plantin Moretus d’Anvers, mais sont sans doute déjà très différente de la protopresse utilisée par Gutenberg. Nombre d’outils et d’inventions, présents seulement à l’état d’image dans les anciens catalogues de fabricants de matériel d’imprimerie, sont disparus à jamais. Qui a vu de ses propres yeux un fougeadoire ? un bélinographe ? un ecténosynélcographe ? une presse rotative ou un scanner de photogravure ? Le métal utilisé dans les ateliers d’imprimerie a été également une matière première très prisée en temps de guerre et, plus proche de nous, rares sont ceux qui ont conservé leur premier PC, Lisa ou Macintosh. Aujourd’hui, certains imprimeurs contactent les musées avant de se débarrasser de leurs machines mais force est de constater que ce réflexe est assez récent.
Il est bien sûr impossible de tout conserver dans un atelier d’imprimeur ou même dans un musée, compte tenu des dimensions de certains objets et machines. Mais il n’empêche que la disparition totale de ces éléments, et la documentation technique qui les accompagnait et qui, elle, prend peu de place, compromet considérablement la connaissance que nous garderons de la chaîne graphique. La présence, physique ou écrite, du patrimoine typographique matériel et immatériel est essentielle pour analyser le passé, identifier et situer les principales évolutions des techniques, de la communication graphique, des sociétés qui les accompagnent.
Le patrimoine typographique est également une aubaine, une source d’inspiration inépuisable, pour les dessinateurs contemporains de caractères. Car il ne faut pas oublier que la création typographique n’a jamais été aussi riche et foisonnante qu’aujourd’hui, grâce à l’accessibilité et au faible coût des outils informatiques. Dans les années 1950, le nombre de styles disponible de caractères en alphabet latin a été estimé à quelques milliers. Aujourd’hui nous disposons de quelques dizaines de milliers, utilisé par les médias dits « traditionnels », mais aussi par la télévision, le cinéma et les médias numériques, un gisement graphique maintes fois exploité par des graphistes à la recherche de la « nouveauté ». Quelle n’a pas été la surprise des admirateurs de Roger Excoffon de découvrir le film Drive de Nicolas Winding Refn, primé au Festival de Cannes en 2011, avec son générique rose vif composé en Mistral. Impossible, en effet, de faire table rase du passé dans un domaine aussi contraint que la création typographique, avec des impératifs de lecture qui renvoient constamment aux fondamentaux de l’alphabet et de ses usages, qui nécessitent d’être constamment réinventés avec chaque génération technologique, chaque évolution du goût du temps, chaque nouvel usage de l’écrit (et aujourd’hui de l’écran) dans une société de plus en plus complexe.
Un outil pour comprendre le patrimoine écrit
Le patrimoine typographique est un outil indispensable pour ceux qui ont la charge des collections d’imprimés : conservateurs de bibliothèque et de musées, mais aussi tout historien qui s’interroge sur l’authenticité ou sur les conditions de production du savoir et des supports de l’écrit qu’il est amené à étudier. Il n’est donc pas inutile de rappeler, une fois encore, que, malgré la révolution numérique, nous somme toujours et résolument dans l’univers des trois matières premières de la communication graphique : le texte, l’image et le blanc (espace) qui les entourent et qui permettent des les ordonnancer afin de faire mieux hiérarchiser informations et messages.
La connaissance des produits du patrimoine typographie et de leurs usages aide à déterminer quels documents imprimés doivent être conservés et comment procéder pour ce faire ; tout comme il permet de les identifier et de les interpréter. À l’heure actuelle, des pans entiers de la production de documents du XIXe siècle plus ou moins éphémères, à usage plus ou moins quotidien, sont encore mal identifiés en raison du manque de personnel suffisamment formé sur les techniques et méthodes de production de l’époque.
Le patrimoine typographique permet d’expliquer certains procédés, certains phénomènes familiers aux bibliographes, comme le foulage au dos de la page d’un livre typographié, les impressions fantômes qui permettent parfois d’identifier l’atelier d’où est sorti un ouvrage non signé, ou encore des différences subtiles qu’on constate d’un exemplaire à l’autre dans les éditions de livres anciens. En l’absence des objets et d’une connaissance des pratiques des métiers correspondants, comment faire parler un document ? De même pour le matériel ancien qui nous est parvenu à travers les siècles dont le parfait exemple est le moule à main, dont le fonctionnement est presque impossible à comprendre à partir des caractères fondus ou des schémas parus dans divers manuels typographiques, mais qui devient intelligible de manière lumineuse face à l’objet lui-même. On pourrait dire la même chose de la presse à bras et des machines à composer plomb ou photographiques.
Face au regain d’intérêt des dessinateurs de caractères et d’une partie du grand public pour les questions graphiques et typographiques, à l’heure où chacun, avec des moyens techniques modestes, peut se proclamer graphiste ou même dessinateur de caractères, il est primordial d’interpréter, valoriser et médiatiser notre patrimoine typographique. Si nous voulons être à même de comprendre pourquoi un livre nous donne une impression de plénitude, pourquoi cette affiche nous touche ou nous surprend, pourquoi la police de caractères de ce générique de film est si bien choisie qu’elle nous raconte déjà l’histoire, il nous faut des clés, des repères. Si nous voulons utiliser au mieux la multitude des polices que contient notre ordinateur (beaucoup plus que dans la plupart des imprimeries de bonne taille du début du XXe siècle), il nous faut des outils pour comparer, comprendre, nous orienter. Il nous faut une mémoire. C’est celle que nous propose l’Association des musées de l’imprimerie européens (AEPM), qui rassemble un patrimoine richissime conservé par ses nombreux membres, ateliers ou institutions.
Ces lieux de conservation, de pratique et de mémoire sont très variés et l’on retrouve au sein de l’AEPM un très large éventail d’institutions : certains musées axent leurs collections sur le papier, d’autres sur les techniques d’impression ; d’autres encore sont de véritables conservatoires de machines, et beaucoup offrent un large panorama des techniques et des savoir-faire utilisés dans la chaîne graphique. Quelques-uns de ces établissements sont dédiés plus spécifiquement à la conservation du patrimoine typographique, ils en ont fait leur point d’excellence. Pour ne citer que quelques exemples, le Musée Plantin Moretus d’Anvers est le cœur historique de la carrière du grand imprimeur Christophe Plantin et possède la plus grande collection de poinçons hérités du XVIe siècle ; l’Imprimerie nationale (France) renferme une collection de caractères unique au monde grâce à son Cabinet des poinçons ; le Druckmuseum à Darmstadt ou encore le musée Bodoni à Parme conservent eux aussi de véritable trésors typographiques. Le Musée de l’imprimerie de Lyon possède des collections importantes sur l’invention de la photocomposition, avec notamment les archives des inventeurs de la Lumitype, René Higonnet et Louis Moyroud.
Mais lorsqu’on évoque le patrimoine typographique, il ne s’agit pas seulement de collections d’objets et de machines; il s’agit également d’hommes, de métiers, de procédés de création et de production. Ainsi, aux côtés des ensembles patrimoniaux précédemment évoqués existent de véritables conservatoires du savoir-faire, tel l’atelier Typorama en Suisse, le Musée de l’imprimerie de Nantes, ou encore Format Typographique à Saran (France). Ces lieux ne sont pas tant concernés par la conservation d’artefacts que par la perpétuation de pratiques traditionnelles, souvent ancestrales mais toujours vivantes.
L’un des enjeux des musées de l’AEPM est ainsi de mettre en mémoire, autant que le produit fini, le processus de création. Traditionnellement, l’histoire de l’imprimerie a été écrite à plusieurs mains par les bibliographes et historiens du livre, d’un côté, et par les imprimeurs de l’autre. Les premiers possèdent généralement une grande connaissance théorique et méthodologique, mais n’ont pas toujours une connaissance intime des arcanes des processus de production ; de leur côté les praticiens qui étudient et écrivent l’histoire de leur propre métier peuvent manquer parfois d’outils « scientifiques ». Mais à deux, bibliographes et imprimeurs se complètent admirablement. D’où la richesse des collaborations et des croisements de perspectives apparus au sein de l’AEPM, où l’étude du patrimoine et la conservation du savoir-faire pratique se nourrissent mutuellement.
Les grandes institutions patrimoniales, bibliothèques ou musées, sont très souvent intimement liés au passé historique, intellectuel, économique, religieux de leur lieu d’origine et ont eu pour vocation de raconter, en quelque sorte, leur histoire graphique nationale. Alors que nous vivons actuellement un moment charnière où chaque pays a publié son histoire de l’imprimerie, du livre et de l’édition, l’heure a sonné des comparaisons internationales. L’un des objectifs de l’AEPM est ainsi de tirer parti de la complémentarité de ses musées membres et de leurs collections, afin de répondre à ces nouvelles interrogations. Quels ont été les facteurs locaux qui ont contribué aux grands courants d’échanges qui se sont disséminés aux quatre coins de l’Europe? Quels furent les freins et les accélérateurs à cette dissémination, fussent-ils d’ordre politiques, économiques, techniques ou encore religieux ? Ces ponts ne peuvent se construire aujourd’hui qu’en mettant en place une collaboration à l’échelle européenne, et pourquoi pas même, au-delà.
Alan Marshall, Bernadette Moglia, Alice Savoie